Street Legal ou le Sacre du Printemps
Aujourd’hui, il fait beau et les oiseaux chantent. Aujourd’hui, une légère odeur d’apéritif anisé imprègne la manche droite de ma chemise, j’ai mal aux yeux et le cœur léger, aujourd’hui est un bon jour pour se frotter à Street Legal. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, je peux traverser la rue d’Aubervilliers sans encombre et me coller dans les oreilles ce chef d’œuvre que Dylan nous pondit en pleine phase de déliquescence – car oui, la fin des années 70, c’est pour Bob Dylan le début d’une fin (petite mort aussi éphémère que sa conversion), les carottes sont cuites et le talent prêt à s’évaporer. Pourtant, ce qui reste accroché au fond de la casserole me semble suffisamment passionnant pour d’un coup de baguette magique faire une énième fois renaître ce blog, au seuil du printemps…
Je n’avais pu écouter ce disque en entier quand j’ai tenté l’expérience voici quelques années – l’entraînant Changing of the guards m’avait désarçonné. Puis, On me l’a offert en début d’année, et je me suis énamouré.
C’est un disque qu’on peut écouter chez soi lors d’un grand ménage de printemps ou pour se motiver à faire la vaisselle / à prendre sa douche, c’est selon. On ne peut raisonnablement se le passer dans le mp3 en pleine rue sans éprouver l’envie d’exécuter, sous les yeux ébahis des passants des boulevards endimanchés, quelques ridicules et trébuchants pas de danse. Pire, s’égosiller dès que les déjà très eighties choristes se bousculant tout au long de l’album ouvrent la bouche – ce n’est même pas vomitif, ça vous met une pêche d’enfer. Du moins est-ce là mon avis très personnel sur la question : en définitive, qu’importe l’embarrassante production, la voix de nez de Dylan parvient à prendre le dessus, à s’insinuer dans les vertèbres pour vous remuer. Même si on en sort avec un léger mal de crâne, qui toujours va de pair avec le besoin de recommencer. En boucle, il a tourné, ce CD, sans que je m’en lasse, ce qui est bien une caractéristique des sommets de Dylan – plus on les arpente, plus hauts ils paraissent. D’ailleurs, les chœurs et l’instrumentation bruyante sur les ¾ des pistes, aussi enthousiasmants soient-ils, ne constituent pas le seul intérêt (en matière de dylanologie, une difficulté est presque toujours d’un grand attrait) de SL.
Il y a les textes. Qui, quoi qu’on en dise, méritent lecture, réflexion et débats passionnés – même, si, si, l’hilarant et troublant New Pony. Je dois avouer ma nette préférence, car mon cœur ne sait résister à l’imagerie amoureuse, pour le trio de fin : True love tends to forget, We better talk this over, Where are you tonight. Une même problématique, l’angoisse systématique d’une cerveau las sous la chape de plomb de ses émotions – l’abandon dans les deux éprouvants sens du terme. Où de tranchants éclats de poésie percent à travers les visions les plus banales – l’art de Dylan consiste aussi à extraire l’étrangeté du commun. Il est l’alchimiste qui ne change pas la matière du réel mais l’accouche.
Enfin et surtout, il y a Señor. Son saxo pseudo-orientalisant (?), ses étirements sous un soleil cuisant porteur de désolation. L’horizon blanc ondule au rythme de cette langueur qui fume sur le bitume – parallèlement, la colère, l’effroi montent. Cette chanson voit très loin et grimpe très haut tandis que nous nous enfonçons. L’Armageddon sera très subjectif, à l’image des câbles qu’il s’agit de déconnecter – un voyant rouge clignote tout au fond de notre conscience : EXTINCTION.
Telles sont les résonances de Street Legal en ce beau printemps commençant.