La parenthèse du jour

Publié le par Mr. Oyster

« Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste. » *

 

De récentes conversations nocturnes et un débat aviné m’ont ramené plusieurs années en arrière. Je trimballais sur le sable fin mon pavé – le sel, le soleil caniculaire, le vent du Pacifique attaquaient la couverture cartonnée, sans jamais me détourner de ma lecture fébrile. Des bords de l’océan jusqu’au sommet de la montagne, il en a vu du pays, le vieux bonhomme, tandis que j’éprouvais dans ma chair même l’aride beauté de ses phrases – moins leur résonance dans l’histoire que leur mystérieux écho dans mon âme. Tout un monde découpé en tranches entre mes tempes. Je ne reviendrai pas sur les concepts, cette transfigurante matière ; pas plus que sur la nature définitive d’une œuvre pourtant inachevée, dont le langage continue – peu importe qu’il soit ou non entendu, il s’agit d’une universelle nécessité –, à travailler au corps les siècles, jusqu’à l’apothéose. Tout le déni, toutes les récupérations comptent peu, le génie marche seul et ce n’est que l’image de sa vérité que l’on fige dans la pierre.

 

Oh, ce serait très facile de s’en remettre à l’absurde crise actuelle – juste une petite crispation des hautes sphères qui se sont dégonflées – pour tendre une oreille distraite : « Le développement des contradictions d’une forme de production historique est la seule voie historique qui mène à sa dissolution et à sa reconfiguration. » Le débat sera résolu de lui-même, la boucle ultimement bouclée, quelles que soient les circonstances particulières et les élans de lyrisme politique. Tous les concepts conserveront d’eux-mêmes leur éternelle actualité – « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent présentement. » **

 

 

 

 

Highgate Cemetery, juin 2005

 

Les orateurs, leaders, piégeurs, sophistes de tous bords n’y entendent rien. Oui, à l’image de la thèse qu’il défendait (et qui a échappé à tout le monde) le vieux barbu demeure « l’énigme de l’histoire résolue et il sait qu’il est cette résolution. »*** J’aurai beau hausser les épaules, subsistera dans un pan de ma mémoire l’ombre de ce sphinx souillé par les pigeons crasseux, et pourtant couronné d’un impérissable coin de ciel bleu.

 

* Marx à Engels, 1882

** L’Idéologie allemande, 1846

*** Manuscrits de 1848

Publié dans Bouquins

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Que Marx ne soit pas marxiste nous sommes d'accord, mais de là à dire que les récupérations ne se basent pas sur un fond clair et qui a rendu possible le développement de la pensée marxiste et communiste ultérieure, je crois que le pas est trop large pour moi. Si Lenine a pu transfigurer la pensée marxiste afin d'engendrer dès 1918 des goulags, c'est que le remaniement n'était pas si fallacieux à mon avis et qu'il existe dans les textes des éléments antidémocratiques et libéraux (politiquement), comme l'explique bien P Nemo dans Les deux républiques Françaises. <br /> La crise actuelle n'est pas tant un renversement qu'un point critique où les nations doivent réexaminer leur appareil économique et étatique. <br /> Je suis d'accord pour dire que le langage marxiste continue toujours, à ceci près que pour moi il constitue un obstacle à la pensée critique, n'offrant jamais plus que le dualisme, le messianisme révolutionnaire, l'anti-capitalisme désuet. Car le capitalisme n'est pas tant une idéologie qu'un simple moyen, une sorte d'instrument qui se nourrit de tout, comme les mesures écologiques peuvent aujourd'hui le montrer. <br /> Ton dernier paragraphe me laisse dubitatif, surtout cette idée qui revient tellement souvent selon laquelle Marx n'aurait pas été vraiment entendu (l'argument est léger, dire qu'il est obsolète sur nombres d'aspects est une voie possible mais il est préférable de ne pas l'exprimer dans les copies, en tout cas est-ce les conseils que nous avons reçu avec des camarades), que la théorie originaire a toujours été mal interprétée et qu'ainsi elle ne peut que donner des difficultés dans la pratique, et enfin que Marx puisse réapparaitre comme un messie en ces temps de crise. Difficile de proposer un tel axe d'analyse pour qui a connu les horreurs du Communisme et du "socialisme réel". Sans vouloir t'offenser, je n'ai pas ton lyrisme, ainsi ai-je exposé mon opinion directement. Cordialement.
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